MÉMOIRES D'AFGHANISTAN
I
C'était en 1973. Nous faisions la route vers l'Inde, mon ami Gérard et moi. Nous venions de traverser la frontière iranienne et entrions en Afghanistan. Les convoyeurs afghans du minibus qui nous avaient amenés à Herat nous avaient rançonnés la veille en plein désert, la barre-à-mines à la main et nous étions toujours un peu sur le qui-vive.
Herat est un tout petit village à la croisée de la route du nord, de celle du sud et de celle de l'ouest vers l'Iran par laquelle nous étions arrivés. Au centre du carrefour, dans une tourelle semblable à celles qui existaient en France dans les années cinquante, un policier essayait de faire la circulation à grands renforts de coups de sifflet strident, personne ne s'en souciait et les rares automobiles ou les quelques charettes à cheval passaient dans tous les sens.
Malgré la petitesse de l'agglomération, nous voulions un plan. Nous trouvâmes sans peine le "Tourist Office" mais il était fermé. Quelques coups sur la porte n'eurent d'autre effet que de faire surgir le voisin de sa fenêtre qui nous demanda d'attendre, il allait chercher le préposé de suite.
Dix minutes plus tard, alors que nous nous apprêtions à nous passer de plan, l'homme arriva, nous ouvrit et sans nous laisser le temps de placer un mot, il nous conjura de rentrer dans une pièce obscure sans aucune fenêtre. Il alluma une lampe faiblarde, nous dit qu'il revenait incessamment et nous laissa dans cette pièce sans autre meuble qu'un long banc de ciment le long du mur. Il s'esquiva et nous entendîmes la clef tourner dans la serrure. Après quelques instants, interloqués, nous essayâmes d'ouvrir la porte, elle était bien fermée à double tour. Nous ne nous sentions pas fiers !
Le temps passa très lentement, nous tambourinions parfois sur cette porte, mais sans aucun résultat. Un bon quart d'heure plus tard, du bruit. La porte s'ouvrit et quatre afghans on ne peut plus sérieux rentrèrent les mains derrière le dos, cachant visiblement quelque chose puisqu'ils nous faisaient toujours face et se plantèrent en ligne face à nous sans un mot, le regard farouche !
Le préposé au tourisme rentra à son tour, portant un immense plateau de bronze garni d'une théière d'argent, de tasses magnifiquement décorées, de petits gâteaux, et le posa sur le sol devant nous, toujours aussi ahuris.
Avec un bel ensemble, les quatre autres éclairèrent leur visage d'un sourire radieux et nous laissèrent découvrir ce qu'ils cachaient si bien. Des instruments de musique !
Nous eûmes droit à un récital de plus d'une heure, une ambiance chaleureuse transfigura alors cette pièce et nous conversâmes avec le sympathique préposé tout en dégustant les merveilles qu'il nous offrait. Ce fut un réel régal des sens et une gaîté incomparable.
Quand nous prîmes congé après moult remerciements de notre part et dénégations de recevoir le prix de notre collation de la part du préposé , je pus enfin demander le plan que nous désirions, mais il n'y en avait pas...
II
Dans ce minibus rançonneur qui nous avait amenés à Herat, nous étions cinq "occidentaux". L'arnaque n'avait pas été terrible, ils n'avaient exigé de nous que le double du prix convenu alors qu'ils auraient pu nous dévaliser et nous laisser en plein désert. Les autres voyageurs, afghans, ne nous avaient pas dans leur coeur, puisqu'à cause de nous, ils avaient dû eux aussi s'acquitter d'un voyage fort cher pour leur bourse.
Il y avait donc un couple de routards, lui Richard, un grand gaillard canadien de près de deux mètres, elle Jackie, une petite néo-zélandaise de moins de quarante kilos puis Patrick, un américain qui travaillait pour "Terre des Hommes" dans l'HinduKuch et qui revenait après une pause au pays. Patrick nous apprit nombre de choses à savoir sur l'Afghanistan tout au long du trajet chaotique sur la piste menant à Herat.
Deux jours plus tard, il vint nous rendre visite à notre hôtel. Il habitait chez un paysan afghan dans les montagnes, lui avait parlé de nous et ce paysan l'avait chargé de nous inviter à dîner. Nous n'avions pas idée de ce que pouvait être l'hospitalité afghane, et bien que cela nous étonnât, nous acceptâmes volontiers, Jackie, Richard, Gérard et moi.
Patrick revint nous chercher en Land Rover le lendemain soir et nous emmena chez son hôte. Celui-ci avait revêtu un costume blanc en notre honneur et nous avait cuisiné un excellent riz Strogonoff avec boeuf du même nom, luxe incontestable pour le lieu et l'époque. Comme les conversations se faisaient en anglais et que notre charmant hôte s'en trouvait exclu, je me lançai dans un drôle de dialogue avec lui grâce à la centaine de mots d'urdu que j'avais appris dans le guide du routard.
Il m'expliqua que sa chère femme était décédée l'année dernière et qu'il en cherchait une nouvelle. N'allions-nous pas à Kaboul ? Ne repasserions-nous pas par Herat à notre retour ? Il hésita puis me fit comprendre qu'il me chargeait d'une mission délicate, mais me trouvant sympathique, il me faisait confiance. Je devais lui acheter une femme à Kaboul ! Comme j'éclatais de rire, il s'offusqua et me dit qu'il était prêt à payer 28.000 afghanis. Mais comment pourrais-je choisir une épouse à sa place ? C'était facile, je devais prendre la plus grosse !
Nous plaisantâmes comme nous le pûmes avec notre vocabulaire réduit et je lui demandai combien il payerait pour la fluette Jackie. Il réfléchit et l'évalua à 25.000 afghanis. Devant mon étonnement, il me donna la raison d'une si grande valeur : elle parlait anglais... La soirée se termina dans l'allégresse, pourtant sans alcool, et Patrick nous ramena à Herat.
C'était ça, l'Afghanistan en 1973 !
III
Après Herat, il y eut Kandahar. La route en bus ne laissait pas d'être impressionante, car bien qu'elle soit souvent asphaltée, les lignes pointillées étaient en relief, faites de pierres qui dépassaient de cinq bons centimètres. Nous y arrivâmes la nuit déjà tombée.
Il fallait trouver un hôtel. Il y en avait plusieurs qui se suivaient dans des jardins presque luxuriants. Nous portâmes notre choix sur le "New Tourist Hotel" qui promettait restaurant, bungalows et... swimming pool ! 20 afghanis seulement.
Nous n'avions rien mangé depuis notre départ d'Herat et nous choisîmes donc le plat plus cher : "Afghan Special", 5 afghanis. Une assiette de riz, une assiette de viande et une quinzaine de ramequins emplis de sauces tant variées que délicieuses. Nous refusâmes poliment de faire le portrait demandé le soir-même et allâmes nous coucher.
Au réveil, nous découvrîmes le paysage. Il faisait beau, et pour la première fois depuis notre départ de France en novembre, chaud ! Le jardin était agréable avec quatre doubles bungalows en bois agrémentés d'une terrasse. En plein milieu, la piscine ! C'était un bassin de cinq mètres sur trois dont on ne pouvait apprécier la profondeur vu le vert intense de l'eau où nageaient quelques poissons, mais certainement pas plus de 20 cm. Une petite fontaine centrale en pierre laissait couler laconiquement un filet d'eau. L'"Afghan Special" ne nous avait pas réussi, la colique nous tenait.
Nous allâmes petit déjeûner, décidés ensuite à visiter la ville. Mais comme il faisait si beau, nous nous assîmes d'abord sur un banc au soleil devant la piscine. Le beau-frère de l'hôtelier vint s'asseoir sur le banc jouxtant le nôtre, enveloppé dans sa couverture marron dont il extrayit difficilement son petit matériel : une grosse pipe en pierre sculptée et une énorme calotte de noir de laquelle il émietta et roula interminablement une centaine de petites boulettes qu'il fourra ensuite dans le fourneau.
Il nous tendit la chose et nous ne prîmes qu'une seule bouffée chacun malgré son insistance. L'effet se manifesta instantanément et il vint s'asseoir près de nous, demandant qu'on lui apprît quelques mots de français, pour l'hôtel....
Il avait un petit calepin et un crayon, prêt à recevoir nos leçons. Il commença par "Please, come to see the room". Je traduisis et il nota en arabe phonétique. D'autres phrases bateau fusèrent que je lui dictai péniblement, vu mon hilarité croissante. "Do you want a good friend ?" "Ah"... "Voulez-vous un bon ami !" Et il écrivait tout en répétant Havoulévouhabonama. "No not Ha" Only "Voulez-vous un bon ami !" Et il recommençait Ha-vou-lé-vou-ha-bo-na-ma. Il demanda alors la traduction de "Miss, you are very beautiful" et moi de répondre dans un râle "Viens salope". Il n'était pas dupe, vu notre rire inextinguible, mais il riait aussi !
Inutile de dire que nous n'étions pas en mesure de visiter Kandahar, colique et pipe obligent. Jamais de ma vie je n'ai été dans dans un tel état. Il a duré jusqu'au soir et nous sommes restés Gérard et moi sur la terrasse de notre bungalow à jouer au jeu national, les échecs. Nous étions tellement déjantés que nous changions les règles à chaque coup. Et nous nous écroulions de rire sur le jeu, les pièces tombaient et nous les remettions n'importe comment. Un employé dans le jardin dont la mission était de couper du petit bois ne put mener sa tâche à bien. Il resta abasourdi à nous regarder jouer de la sorte tout l'après-midi.
Les voyages forment la jeunesse !
IV
Ne restait plus que Kaboul sur notre route vers l'Inde. La capitale n'est qu'une laide petite bourgade qui se prolonge par des maisonnettes déguisées en garages et clairsemées sur les collines. Le centre ville est quadrillé comme la Barcelone du plan Cerdà, mais en miniature et sans vie trépidante.
On y croisait parfois une troupe de soldats
en uniforme rose bonbon, trois par trois, main dans la main, chantant
des airs surréalistes.
Quelques charrettes à cheval, quelques "piétons"
emmitouflés dans leur antique couverture. Kaboul est plus au
nord et un vent glacé la balaye en hiver.
Le marché aux grains est le seul dédale agréable
au milieu de cette laideur froide.
Les afghans ne s'intéressaient que peu à la vie politique. Du temps du roi, ils affichaient son chromo dans leur échoppe. Un président renverse le roi, on remplace le chromo par celui du nouveau venu et la vie continue.
L'armée russe n'avait pas encore apporté le chaos au pays et s'il était parfois dangereux de s'aventurer dans certaines contrées éloignées, ces populations farouches avaient un code de l'honneur. Je n'ai pas rencontré, au cours de mes voyages, d'hommes plus authentiques. Je ne peux parler des femmes car je n'en ai pas connu. A part quelques étudiantes en uniforme, elles portaient toutes le tchador et étaient inaccessibles.
Le "costume afghan" me plaisait beaucoup, un pantalon de plus d'un mètre cinquante de largeur à la taille et une tunique légère dont le col se ferme en biais orné d'une fine et discrète dentelle. J'étais déterminé à remiser mes frusques occidentales pour arborer cet ensemble plus pratique et moins voyant.
On m'avait renseigné sur les prix
et je ne devais pas payer plus de cent afghanis pour un costume de
base. Je déambulais au marché, m'extasiant sur les chaudronniers
qui, à sept ou huit, martelaient à tour de rôle
une marmite en cuivre à une cadence incroyable, éxécutant
un ballet de masses qui s'abattaient sur le métal telle une
vague circulaire; je m'émerveillais de l'ingéniosité
et de la diversité des articles confectionnés dans des
vieux pneus, j'humais les parfums qui se répandaient dans l'air
et je cherchais mon futur costume.
Un garçon d'une dizaine d'années s'accrocha à
ma manche et m'exhorta de la phrase rituelle "Mister, come to
see my shop". Je lui expliquai l'objet de ma convoitise et il
me conduisit prestement à une petite échoppe pleine
de tissus colorés. Le propriétaire parlait moins anglais
que le garçon et celui-ci traduisit.
On me présenta d'abord des costumes en soie tous plus merveilleux et fragiles les uns que les autres. Non, je voulais un costume tout ce qu'il y a de plus ordinaire, mais il leur était difficile de le concevoir. Un "riche" touriste méritait mieux.
Après une revue obligée
de tout ce que je ne voulais pas, je le vis enfin, mon costume tel
que je l'imaginais. Gris-vert, neutre, en taffetas, passe-partout
et pourtant "élégant" à sa manière.
350 afghanis !
Le marchandage allait commencer. Je m'en tins à mes 100 afghanis. Toutes les deux minutes, le prix baissait entrecoupé d'un dialogue passionné relayé par le jeune intermédaire. 320, 300, 280, 250, 240, 230...
Le temps passait et nous nous amusions
beaucoup, le garçon moins car lui n'avait pas le temps ! 180,
170, 160, 150, 145, 140... Le jeune s'impatientait.
Nous restâmes longtemps à 130. Moi je ne démordais
pas de 100. Quand le marchand consentit avec forces lamentations rieuses
à descendre à 120, je daignai monter à 110.
Et la situation resta bloquée là encore longtemps jusqu'à
ce que le garçon exaspéré prît le costume
dans un grand geste théatral et me le collât dans les
mains en frappant dessus d'une grande envolée de bras en criant
110 !
Le vendeur resta interloqué,
puis nous rîmes aux éclats, le garçon empocha sa commision
et déguerpit en courant. Le marchand m'offrit encore un thé
et je repartis enchanté avec mon costume qui ne me quitta plus
de tout le reste de notre voyage.